L’affiche du mois : The Possessed, Démons anglo-russes.

© Nobby Clark DR

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Lors de sa deuxième saison, en février 1985, le Théâtre de l’Europe à l’Odéon reçoit l’Almeida Theatre Company de Londres avec la mise en scène (en anglais non surtitré) des Possédés (ou : Les Démons) de Dostoïevski par le russe Iouri Lioubimov.
Figure emblématique du théâtre russe, le metteur en scène Iouri Lioubimov avait fondé le théâtre La Taganka de Moscou en 1964, devenu un symbole de la résistance au régime soviétique. En 1984, trois de ses créations ayant été interdites, Lioubimov part à Londres monter The Possessed, dont il avait le projet depuis deux ans. Il lâche tout ce qu’il a sur le cœur sur le régime soviétique et décide de ne pas rentrer. Il est alors déchu de sa nationalité. La Perestroïka lui permettra cependant de revenir en URSS en 1988.

Vouloir monter Dostoïevski en URSS était alors perçu comme un geste hostile à la révolution soviétique. Les Possédés était un roman quasi introuvable, et seul Crime et Châtiments était enseigné dans les écoles. Dans les Possédés, l’auteur charge les militants révolutionnaires de tous les péchés du monde, les accuse de pervertir l’âme russe en important des idées occidentales.
Dans son spectacle Lioubimov tourne cependant le roman en dérision, les démons y sont des bouffons sinistres, l’interprétation est paroxystique. Il axe sa mise en scène sur les acteurs, refusant tout décor si ce n’est des banderoles, quelques torches, un piano.

« Sur la scène de l’Odéon [Les possédés] sont ridicules et effrayants. Ils annoncent les excès à venir et du nazisme et du stalinisme. Mais foin de la politique. Attention art. Le spectacle montre surtout une humanité à la dérive, saisie de soubresauts enfiévrés. Ils sont pathétiques, ils sont superbes », commente Fabienne Pascaud dans Télérama.

Dans le programme du spectacle, Lioubimov donne son point de vue sur le roman, et explique ses choix d’adaptation :

Il faut être fidèle à la structure, malgré sa complexité diabolique, à cause de cette complexité, car elle est l’essence même du roman. Elle est aussi l’enjeu de la mise en scène : il faut entraîner le public à travers tous les cercles des Possédés, remonter le ressort au risque de le casser, retrouver cette tension hallucinante qui est propre à l’écriture de Dostoïevski.
Et bien sûr, il y a les innombrables références à Shakespeare : Dostoïevski a lui aussi son Prince Harry, et son Falstaff ; comme Shakespeare, il ne sépare jamais le comique du tragique, comme lui il exige chez le comédien une maestria, un brio absolus, pas moins. Il a aussi ce goût de la formule et du paradoxe, même sur les questions les plus sérieuses.
[…] Chacun a son diable personnel, pour reprendre les mots de l’évêque Tikhon. Le personnage de Dostoïevski évoque explicitement ce thème capital, qui a d’ailleurs des résonances faustiennes : le vide intérieur, la séparation de l’âme et du corps, la capitulation spirituelle et morale sont au cœur du roman, en contraste avec sa formidable concentration d’action et de pensée.
Ce thème universel, Dostoïevski le traite avec une intuition prophétique extraordinaire. Lui seul a vu, à un siècle de distance, jusqu’à quelles extrémités notre monde moderne s’avancerait. Voilà le démon qu’il pourchasse : cette indifférence qui nous pousse à nous abandonner entre les mains d’un Verkhovenski ou d’un Stavroguine, et à devenir les architectes de notre propre déchéance. Voilà ce qu’exprime Tikhon, quand il récite ces quelques mots de l’Apocalypse pour Stavroguine : « … parce que tu es tiède, et que tu n’es ni froid ni chaud, je te vomirai de ma bouche… »
Iouri Lioubimov

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Les Démons
d’après Fédor Dostoïevski
mise en scène Sylvain Creuzevault

21 septembre - 21 octobre / Berthier 17e