Macbeth : La forêt hantée

Par Dominique Goy-Blanquet

Au chapitre des légendes urbaines, Macbeth occupe une place singulière. L’usage commande de la désigner par une périphrase, la « pièce écossaise » « cette pièce-là », « la comédie de Glamis », « Mackers », ou « l’innommable », pour éviter qu’elle ne porte malheur. Celui qui prononce le nom fatal est soumis par ses camarades à divers rites d’exorcisme : certains recommandent une bordée de jurons et d’obscénités, la tirade de Portia sur les bienfaits du pardon, ou l’invocation d’Hamlet aux anges et ministres de la grâce, d’autres exigent que le coupable quitte le théâtre, en fasse trois fois le tour, crache par terre et frappe trois coups à la porte avant d’être autorisé à rentrer. Même les plus illustres s’inclinent devant la fatalité. Stanislavski annule toutes les représentations quand il découvre le souffleur mort dans son habitacle pendant la générale, les doigts crispés sur son texte. Peter Brook refuse de monter cette œuvre qu’il s’abstient de nommer, lui aussi, parce qu’il a vu trop de désastres frapper ses interprètes. Après une tournée « maudite » en Afrique du Sud, Judi Dench jure de ne plus jamais la jouer – sans toutefois tenir parole, heureusement. À Stratford, Peter Hall qui a défié la superstition est puni par un zona, contraint de différer l’ouverture et de renoncer au film prévu. Pourtant, malgré sa renommée néfaste, la pièce réussit plutôt à ses producteurs, avec souvent des taux record d’affluence. Saluée par la critique comme l’un des pires rôles de Peter O’Toole, elle faisait chaque soir salle comble.

La tradition persiste, parfois sous forme irrévérencieuse : dans un épisode des Simpson, l’acteur Ian McKellen qui prononce le nom interdit est aussitôt frappé par la foudre. Tout incident violent associé de près ou de loin à la pièce s’inscrit à son palmarès de catastrophes, avec effet rétroactif. On ne compte plus les Lady Macbeth somnambules tombées dans la fosse d’orchestre, ni les accidents sur le plateau ou hors scène. Lors de sa création à l’Old Vic, Laurence Olivier manque être écrasé par la chute d’un sac de sable, tandis que la directrice du théâtre, Lilian Baylis, meurt d’une crise cardiaque la veille de la première, et qu’au cours de la saison, un spectateur est grièvement blessé par un fragment d’épée brisée pendant le duel final. Quand John Gielgud reprend le rôle, on compte trois morts parmi les acteurs, Duncan et deux sorcières, plus le suicide du costumier. Une mise en scène à Broadway avec Glenda Jackson et Christopher Plummer use trois metteurs en scène et cinq Macduff. Parmi les épisodes anciens les plus tristement célèbres, on note en 1672 un meurtre à Amsterdam perpétré par l’interprète du rôle-titre, en 1703 un ouragan ravageur au large de Bristol, ou devant l’opéra Astor de New York, en 1849, une bataille rangée entre supporters de deux acteurs rivaux, l’Américain Edwin Forrest et l’Anglais William Charles Macready, qui fait une vingtaine de victimes dont d’innocents passants. Sans compter Lincoln, ou presque, qui lisait des passages de la pièce à ses amis lors d’une croisière sur le Potomac, quelques jours avant d’être assassiné dans un théâtre.

Johann Heinrich Füssli : Lady Macbeth aux poignards, 1812. London Tate Gallery

Johann Heinrich Füssli : Lady Macbeth aux poignards, 1812. London Tate Gallery

Peter Brook comme bien d’autres pense que Shakespeare n’a pas inventé ses incantations autour du chaudron mais utilisé de réelles formules maléfiques empruntées à de vraies sorcières. Celles qui assistaient au spectacle, furieuses, lui auraient jeté un mauvais sort. Alors qu’il voulait plaire au nouveau souverain, auteur d’un traité de démonologie et descendant direct de Banquo, ce fut un terrible fiasco : mécontent de ses possibles allusions topiques, l’Écossais Jacques Ier, fils d’un père assassiné et de l’infortunée Marie Stuart, interdit toute représentation de la pièce pendant plusieurs années. La malédiction prit effet dès la première, 7 août 1606, où le jeune acteur qui jouait Lady Macbeth, Hal Berridge, mourut frappé d’une attaque de pleurésie, obligeant Shakespeare à prendre sa place sur scène.

Sauf que tout cela est faux. On ignore au juste quand et où a eu lieu la première, ce qu’a pu en penser Jacques Ier s’il était présent, qui tenait le rôle de Lady Macbeth, et on ne trouve aucune trace d’un jeune acteur nommé Hal Berridge. Après une représentation au Lyceum en 1898, l’écrivain Max Beerbohm racontait dans sa chronique du Saturday Review avoir trouvé la source de cette « ancienne » malédiction chez le biographe John Aubrey, à qui l’on doit la plupart des anecdotes relatives à Shakespeare. Vérification faite il y a déjà quinze ans par le spécialiste Stanley Wells, Aubrey n’a jamais rien écrit de tel. Beerbohm, qui avouait s’ennuyer souvent au théâtre, a inventé l’anecdote de toutes pièces en l’illustrant de citations apocryphes. Mais comme dans l’Ouest, « quand la légende devient un fait, on imprime la légende*. » D’après divers critiques qui ont étudié le phénomène, l’atmosphère maléfique de la pièce, le sang dont elle est baignée, ont débordé la scène, accréditant ses dons performatifs, comme s’il fallait compenser le dévoilement au fil du texte de tous les leurres du surnaturel. Les sœurs fatales prétendent livrer l’avenir à Macbeth en le décorant de trois titres : un qu’il porte déjà, un dont le public est informé avant lui, et un qui dépend de sa propre volonté. Hallucinations, énigmes et prophéties trouvent toutes une explication rationnelle que cette « ancienne croyance » vient bousculer, réinjectant dans notre quotidien ordinaire une dose, un frisson, d’inquiétante étrangeté.

Dominique Goy-Blanquet, professeur émérite à l’Université de Picardie, présidente de la Société Française Shakespeare 2009-2015, est membre du comité de rédaction de « En attendant Nadeau », auparavant la Quinzaine littéraire. Parmi ses récents ouvrages, Côté cour, côté justice : Shakespeare et l’invention du droit (Garnier, 2016), Shakespeare et l’invention de l’histoire (3e ed. revue et augmentée, Garnier, 2014),  l’édition des Lettres à Shakespeare  (Thierry Marchaisse, 2014), du livre posthume de Richard Marienstras, Shakespeare et le désordre du monde  (Gallimard, 2012), et avec François Laroque, de Shakespeare, combien de prétendants ? (Octets, 2016). Shakespeare in the Theatre : Patrice Chéreau (Arden/Bloomsbury) paraîtra en mars 2018.

* L’Homme qui tua Liberty Valance (film de John Ford, 1962) : « This is the West, Sir. When the legend becomes fact, print the legend. »

Pour plus de détails sur la construction de la légende, voir Marjorie Garber, Shakespeare’s Ghost Writers : Literature as Uncanny Causality (1979); Richard Huggett, The Curse of Macbeth with Other Theatrical Superstitions and Ghosts (1981); Stanley Wells, « Shakespeare in Max Beerbohm’s Theatre Criticism », Shakespeare Survey n° 29 (2001); Laurie Maguire et Emma Smith, 30 Great Myths about Shakespeare (2012).

Macbeth
de William Shakespeare
mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig

Odéon 6e / 26 janvier – 10 mars 2018