Anatomie de nos consolations

Longtemps il y eut le savoir et la foi, mais maintenant ?
Dans le cadre du cycle Penser ; passé, présent, le philosophe Michaël Fœssel sonde les remèdes de l’homme contre ses chagrins et ses malheurs…

 

De même qu’il existe une histoire des plaisirs, il y a une histoire des chagrins.
D’Antigone privée du droit d’enterrer publiquement son frère à Marguerite abandonnée sans raison par Faust, les figures de l’inconsolable hantent le théâtre occidental. Avec elles, c’est à chaque fois un nouveau visage de la tristesse qui entre en scène. En étudiant ce que, à chaque époque, consoler veut dire, on a une chance d’entrer dans cette histoire des chagrins.
Les stoïciens voyaient dans la «consolation» le privilège des sages : le philosophe offre sa sagesse comme un baume à celui qui souffre d’un deuil ou se trouve dans l’angoisse.
Consoler, c’est convaincre le malheureux qu’il continue à «être avec» les autres en dépit de sa douleur. Dans l’Antiquité, l’ordre de la nature ou la communauté des sages fonctionnent comme des garanties contre l’isolement et la solitude qui redoublent le malheur. Le philosophe présente des arguments (logoï) qui doivent répliquer à chacune de nos tristesses. Avec le christianisme, la consolation passe pour ainsi dire de la philosophie à la religion. Ce n’est plus le savoir qui apporte un réconfort, mais la foi qui promet le salut.
Ce passage de relais manifeste une transformation dans la définition du chagrin : c’est l’homme séparé de Dieu qui incarne le comble de la tristesse. Mais comme le montre l’expérience d’Augustin relatée dans Les Confessions, il faut approfondir ce désespoir, le vivre jusqu’au bout, pour retrouver l’espérance. Le malheur de la créature est le premier pas vers la reconquête de la vérité : le «Dieu de toute consolation» (saint Paul) s’adresse à des êtres perdus dans le péché, mais que la foi peut encore sauver.
Parmi les nombreux philosophes modernes qui critiqueront cette apologie chrétienne du chagrin, Nietzsche est le plus radical. Pourquoi une vérité devrait-elle être relative au réconfort qu’elle apporte ? En devenant objective, la raison devient froide : même malheureuse, la lucidité demeure une vertu. Le théoricien de la «mort de Dieu» ne veut plus rien savoir d’une consolation transcendante offerte par miséricorde ou par pitié. Nietzsche milite pour une joie innocente qui inscrit la vie par-delà le bien et le mal.
Mais n’est-ce pas, malgré tout, de cette «mort de Dieu» que l’homme moderne doit se consoler ? Que doit-il inventer pour répondre à la disparition des anciens modèles de la consolation (le savoir et la foi) ? Les chagrins modernes laissent inconsolés parce qu’il n’y a plus d’évidence à laquelle se fier à l’heure des naufrages. Cette inquiétude historique est peut-être aussi une chance. À la tristesse, on répond moins par un savoir ou par une croyance dogmatiques que par des paroles et des gestes maladroits. Il n’y a plus de formules de la consolation, seulement des essais précaires qui instaurent des manières inédites d’être ensemble.
Michaël Fœssel

Michaël Fœssel, philosophe, professeur à l’École polytechnique, auteur entre autres de La Privation de l’intime (Seuil, 2008) et Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique (Seuil, 2012), Le Temps de la consolation (Seuil, 2015).

  • (image de une : Alfred Stevens, La Consolation, 1857, Musée d’Ixelles − détail)

Salon Roger Blin
PENSER ; PASSÉ, PRÉSENT
animé par Catherine Portevin
Michaël Fœssel
le Temps de la consolation
jeudi 11 février / 18h

Catégories : Le foyer : partager les idées

Classé dans : , ,