Dominique Bruguière, notes sur la lumière

Dominique Bruguière est une figure majeure de la création théâtrale. Ses longs compagnonnages avec des metteurs en scène comme Claude Régy, Jérôme Deschamps , Luc Bondy ou Patrice Chéreau ont tracé un parcours artistique singulier. Elle a croisé son chemin avec ceux de Youssef Chahine, Jorge Lavelli, Deborah Warner, Emma Dante, Arnaud Desplechin… et a su fonder au cours de ces multiples rencontres son propre langage dramaturgique sous l’angle de la lumière. Les Idoles est sa cinquième création avec Christophe Honoré après Le Dialogue des Carmélites, Pelléas et Mélisande, Così fan tutte et Don Carlos.

Elle a été récompensée à plusieurs reprises par le Prix de la Critique pour Quelqu’un va venir, Variations sur la mort et Pelléas et Mélisande, et a reçu deux fois le Molière du meilleur créateur lumières pour Phèdre et Rêve d’automne, deux mises en scène de Patrice Chéreau.

Son essai, Penser la lumière, est publié chez Actes Sud dans la collection Le temps du Théâtre.
Christophe Honoré a écrit d’elle dans la postface :

« Dominique Bruguière accorde à ses lumières une tendresse maniaque et passionnée. La tendresse lui permet d’échapper au réalisme, elle la conforte dans la priorité qu’elle donnera toujours à la brume délicate sur l’éclaircissement fatal ; la maniaquerie lui autorise toutes les ruses pour que le plateau puisse se donner à voir toujours entièrement et la passion finit par substituer au symbolisme unanime des lumières théâtrales un romantisme plus tranchant. Et c’est là certainement que réside son plus grand talent, non pas faire de ses lumières le récit dédoublé de ce qui se joue sur scène, mais la métaphore, l’utopie, le point de fuite des émotions que ce récit dissimule. Dramaturge, elle serait plus Shakespeare que Molière, romancière : Duras que Yourcenar, peintre : Bacon que Warhol. C’est idiot évidemment d’associer ainsi le travail de la lumière de scène à des arts bien plus établis, cela ne fait que souligner la difficulté de l’exprimer, de le détailler, de le comprendre. Pourtant, en tant que spectateur, avec quelle régularité sommes-nous accablés par des lumières tapageuses, insensées, complaisantes. Puisqu’il est facile de dénoncer le décoratif, le spectaculaire, le filtre, pourquoi est-ce aussi difficile de commenter l’inverse. Peut-être parce que “la belle lumière” de Dominique Bruguière tire sa force de son incertitude, que jamais elle ne s’impose à nous pour être admirée, mais au contraire, nous échappe, est présente sans autorité, sans une prise de pouvoir qui réclamerait notre consentement. J’écris “la belle lumière” et je pense à l’expression “la belle mort”, celle qui permettait jadis de mourir sans peur, en ayant fait ce qu’il fallait sur terre pour espérer au ciel. “La belle lumière”, entendue comme “la belle mort”, serait justement cette lumière qui prendrait en charge la sérénité d’un spectacle, celle qui viendrait de l’après-spectacle, qui au présent de la représentation ajouterait la distance de l’après, du souvenir, de la paix assurée. Une question d’équilibre et d’harmonie et d’impureté. Dominique Bruguière excelle à faire des spectacles qu’elle éclaire des mémoires précoces. » Christophe Honoré

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Les Idoles, un spectacle de Christophe Honoré. Photo © Jean-Louis Fernandez

Notes sur la lumière

« La lumière crée du temps, elle invente des durées, instaure un rythme au sein du récit, opère des ruptures ou de lentes transmutations. Un effet lumineux a un début et une fin, son apparition sur scène se fait à travers une temporalité qui peut aller de zéro seconde à une sorte d’infini qui serait celui de la durée du spectacle. De même, sa disparition peut être brutale, « sèche », ou jouer au contraire de la lenteur. Ce qui veut dire qu’il y a mouvement. Mais il y a aussi immobilité. Une fois parvenu à sa plénitude, l’effet lumineux habite la scène et se fige soit avec brièveté, soit dans l’étirement. Dans cet agencement, il y a donc trois productions de temps : celui que prend la lumière pour parvenir à son terme, celui dont elle s’empare pour exister au sein de la représentation, enfin celui de sa disparition. Une variation lumineuse est donc aussi une variation temporelle, elle est matière en mouvement qui se fond dans l’espace.

Composer une atmosphère, un effet, c’est choisir une source de lumière, lui donner une intensité et une couleur, choisir comment elle va se mêler à la texture des autres. C’est décider de l’instant où cet ensemble va apparaître, du temps de cette apparition et de sa durée perceptible. Définir celui de son effacement pour laisser la place au suivant et la façon dont il va se fondre ou au contraire s’opposer à l’effet qui le précède et à celui qui le suit. Ce tissage est ce que j’appelle la composition, travail distinct de celui de la réflexion sur l’espace. C’est l’invention de matières en mouvement qui vont envelopper, le temps d’une représentation, les objets et les corps qui habitent le théâtre et nous racontent une histoire. Dans cette phase de composition, la structure que j’ai mise en place mentalement, puis dans la réalité du décor, me permet de me détacher de ce que je sais du texte, du livret, de la dramaturgie pour me laisser porter, me fondre dans la profusion des émotions qui naissent sous mes yeux. Je veux que quelque chose m’échappe afin de laisser mon imaginaire prendre le pas sur la raison.

Mon rapport à la peinture tient une place centrale dans ma sensibilité et donc dans mon travail, tant les chocs esthétiques sont nombreux et bouleversants. Des peintres surgissent puis s’éclipsent pour réapparaître à d’autres moments de ma vie, systématiquement pour certains d’entre eux, plus épisodiquement pour d’autres. Ce sont des relations intimes qui balayent l’imaginaire. Au fil des années, des lignes de force se sont dessinées sans être pour autant exclusives. Si je pense à la lumière des êtres, il y aura sans doute en filigrane Caravaggio et Rembrandt, William Turner si j’évoque des ciels, et je rêverais d’Edward Hopper ou de Wilhelm Hammershøi pour un intérieur. Mais parfois ce sont Francis Bacon, Marc Rothko, Cy Twombly qui viennent au premier plan, ou des plasticiens comme James Turrell et Bill Viola. Et soudain s’offre à ma mémoire un tableau d’Edgar Degas pour la délicatesse de sa lumière sur le corps d’une danseuse…

La durée, le rythme, la musicalité d’un texte induisent la lumière mais elle ne se doit pas d’être illustrative. Même s’il la décrit – « jour de pluie », « c’est la nuit » … Elle est pour moi toujours évocatrice. Il y a tant de façon d’écrire la nuit du théâtre, une couleur, un faisceau qui s’accroche à un visage ou à l’angle d’un mur, une lumière poudreuse ou excessivement aiguë et contrastée…La lumière est abstraite. Elle surgit à travers ou en deçà du texte, elle frôle le sens mais n’y pénètre pas. »

Dominique Bruguière

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