Elfriede Jelinek, une réflexion critique sur le langage.

Née en 1946 en Styrie (Autriche), Elfriede Jelinek a grandi à Vienne, où, dès l’âge de 13 ans, sa mère l’oblige à étudier l’anglais, le français, et aussi l’art dramatique, l’histoire de l’art et de la musique et différents instruments au Conservatoire.

En 2012 elle déclarait* :  « Outre la musique, mon éducation a toujours été placée sous le signe du langage, mes parents étant des personnes très éloquentes, très précises et ironiques dans leur manière de s’exprimer. »

Fréquentant l’avant-garde littéraire et le parti communiste, Elfriede Jelinek oscille d’abord entre l’écriture et la musique.

En 1979, elle signe sa première pièce Ce qui arriva quand Nora quitta son mari (présenté pour la première fois en France à La Colline dans la mise en scène de Claudia Stavinsky en 1994).
Ce sont ses romans qui la font découvrir du grand public notamment Les amantes, en 1980, qui suscite la polémique (paru en France chez Jacqueline Chambon, 1992). Autant admirée que décriée à cause de son style et de son univers violent, Elfriede Jelinek provoque un nouveau scandale en 1988 avec la parution de La pianiste (adaptée au cinéma par Michael Haneke en 2001, avec Isabelle Huppert). Suivront ensuite Lust (Jacqueline Chambon, 1991 – Le Seuil, 1996), Les Exclus (Jacqueline Chambon, 1989 – Le Seuil, 1994), Avidité (Le Seuil, 2003), Winterreise (Le Seuil, 2012), Restoroute (Verdier, 2012)…

Son œuvre a été couronnée par le prix Heinrich-Böll (1986), le prix Büchner (1998), le prix Heine (2002) et le prix Nobel de littérature (2004). Dans un entretien (paru dans L’Humanité) elle affirme refuser que cette récompense soit « une fleur à la boutonnière de l’Autriche ».
L’Académie suédoise l’honore pour « pour le flot musical de voix et contre-voix dans ses romans et ses drames qui dévoilent avec une exceptionnelle passion langagière l’absurdité et le pouvoir autoritaire des clichés sociaux» et parce que «ces romans représentent, chacun dans le cadre de leur problématique, un monde sans grâce où le lecteur est confronté à un ordre bloqué de violence dominatrice et de soumission, de chasseur et de proie. Jelinek montre comment les clichés de l’industrie du divertissement s’installent dans la conscience des êtres humains et paralysent leur résistance aux injustices de classe et à la domination sexuelle. »

La décision de l’Académie suédoise est inattendue et provoque une controverse au sein des milieux littéraires, ainsi qu’au sein même des jurés de l’Académie Nobel. Elfriede Jelinek revendique pourtant elle-même cette « passion langagière » :

Je me sens vraiment ancrée dans [une] tradition de la réflexion critique sur le langage. La langue elle-même parle, s’exprime, et elle le fait plutôt bien, allant jusqu’à révéler ses vérités intérieures. C’est pour cette raison que je me laisse volontiers aller aux calembours – aussi bien aux jeux de mots qu’aux blagues un peu plus osées -, que j’assume une part de trivialité, tout en pouvant me risquer, en même temps, au pathos. J’aime vraiment l’art du calembour, car je veux que le langage nous révèle sa vérité contre nos volontés. Il doit démasquer les choses.
[…] J’utilise le son de chaque mot comme s’il s’agissait d’une composition musicale. J’essaie aussi de révéler le caractère idéologique du langage, de le contraindre à lui faire sortir ses contre-vérités, et ce avec beaucoup d’humour.*

Elfriede Jelinek réutilise la culture populaire (romans feuilleton ou « à l’eau de rose », séries télévisées, polars…) qu’elle fréquente assidûment (le genre polar en particulier), en reprenant les schémas narratifs dans son écriture, mais pas les codes d’écriture. Elle fait aussi souvent référence dans ses écrits aux grands classiques comme Ibsen, mélangeant les genres, cassant les stéréotypes, déconstruisant les habitudes et les visions binaires.
On n’est pas non plus dans une écriture réaliste, mais plutôt dans l’hyperbole, l’outrance, pour dénoncer les valeurs de la société patriarcale autrichienne.
Comme elle le dit elle-même**, sa matière première principale est « l’irritation », qu’elle partage avec son confrère et compatriote Thomas Bernhard, irritation devant ce qu’est fondamentalement l’Autriche, son pays, aujourd’hui comme hier. Elle écrit : «  L’Histoire est un billot sur lequel ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des États et la vertu de l’individu » (Au pays. Des nuées. 1988).
Si Jelinek a pris ses distances avec le parti communiste, elle n’en reste pas moins une artiste engagée contre les injustices et les exclusions, poussée par une « fureur de dire ».

Ces dernières années, Elfriede Jelinek écrit très majoritairement pour le théâtre.
En 2017 elle a reçu le Deutscher Theaterpreis pour l’ensemble de son œuvre.
Son œuvre est traduite dans de nombreuses langues, mais ses pièces sont essentiellement jouées dans les pays germanophones, l’Allemagne en premier lieu, ce qui témoigne sans doute de la difficulté à rendre accessible à d’autres cultures son travail sur la langue allemande.

Les pièces de théâtre et recueils d’Elfriede Jelinek sont éditées en France chez L’Arche.
Plusieurs Œuvres romanesques sont parues (sous ce titre) chez Actes Sud dans la collection Thésaurus.

* à lire, un entretien par Baptiste Liger paru dans L’Express en mai 2012 : https://www.lexpress.fr/culture/livre/elfriede-jelinek-je-le-revendique-oui-je-suis-un-auteur-comique_1108742.html
** à écouter, trois émissions de La Compagnie des auteurs par Matthieu Garrigou-Lagrange, sur France-Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/series/elfriede-jelinek
à écouter/regarder : « Elfriede Jelinek, un théâtre engagé pour le XXIe siècle », par Sarah Neelsen, communication lors de l’édition du festival international des écrits de femmes (FIEF) 2018 « Théâtres de femmes ».

 

Am Königsweg
[Sur la voie royale]
d’Elfriede Jelinek
mise en scène Falk Richter
en allemand, surtitré en français / 20 - 24 février 2019 - Odéon 6e

et aussi :

Jelinek, le défi de la langue
avec Mathilde Sobottke et Magali Jourdan, traductrices
jeudi 14 mars 2019 - 18h / Salon Roger Blin