C’est dans un dialogue avec trois grands dramaturges élisabéthains (William Shakespeare, Thomas Middleton, John Ford) et un de leurs contemporains espagnols (Lope de Vega) que Simon Stone puise l’inspiration de son spectacle. Quatre tragédies de la vengeance, dans lesquelles les femmes sont traitées en criminelles ou en victimes. Souvent objets, à peine sujets, quasiment toujours aliénées. Infâmes à moins d’être innocentes.
Stone veut interroger cet héritage dramatique de la violence misogyne en le portant sur une triple scène, pour le mettre à l’épreuve d’une troupe presque exclusivement féminine.
La très lamentable histoire de Titus Andronicus est sans doute la pièce de William Shakespeare la plus sanglante. Il s’agit de sa première tragédie. Elle a été jouée pour la première fois vers 1594, et décrit un cycle de vengeances qui oppose Titus, général romain imaginaire, à son ennemie Tamora, reine des Goths.
À Rome, le général Titus décide de sacrifier pour l’exemple le fils aîné de la reine des Goths, captive des Romains, afin de venger la mort de deux de ses fils morts au combat. Tamora jure de se venger avec l’aide de ses deux fils encore vivants, Démétrius et Chiron. Ceux-ci violent et mutilent la fille de Titus, Lavinia. Tamora a épousé entretemps le nouvel empereur, Saturninus. Aaron, amant de Tamora, rend visite à Titus et lui demande de se couper la main en échange de ses deux fils Martius et Quintus, faussement accusés d’un meurtre. La main de Titus est envoyée à l’empereur qui la lui retourne avec les têtes de Martius et Quintus. Titus en perd-il la raison ? Il organise un « banquet de réconciliation », au cours duquel il fait manger à Tamora les corps de ses deux fils, qu’il a précédemment égorgés. Puis il tue sa fille Lavinia et Tamora, est tué par l’empereur, que Lucius, un autre des fils de Titus, assassine pour venger la mort de son père. Lucius devient empereur…
La vengeance est « une justice sauvage », comme le définit Roger Bacon dans ses Essais (1625). À la fin de la tragédie, Lucius, fils de Titus, passe de la logique folle d’un père emporté par ses passions frénétiques, à la logique politique d’un fils qui réussit à transformer la vengeance privée dont il hérite en une vengeance d’Etat, c’est-à-dire en un acte de justice.
The Changeling¹ (rédigée en 1622), est une tragédie écrite par Thomas Middleton en collaboration avec William Rowley (titres français : La Fausse Épouse ou Les Amants maléfiques). The Changeling tire son titre du fait que plusieurs personnages vivent des mutations qui les rendent méconnaissables par rapport à ce qu’ils étaient ou paraissaient être, car tel est le pouvoir de l’amour et du désir. Cette tragédie est animée par un conflit entre la raison et la passion, dans lequel la passion l’emporte. Les personnages centraux ne font pas preuve de jugement lorsqu’ils sont confrontés au désir sexuel. La luxure l’emporte sur toutes les autres considérations.
L’intrigue principale met en scène Béatrice-Joanna, Alonzo à qui elle est fiancée, et Alsemero qu’elle aime. Béatrice engage l’horrible serviteur De Flores pour tuer son fiancé. Quand elle lui offre de l’argent et des bijoux pour le payer, il refuse, exigeant plutôt sa virginité. Elle accepte. Les choses vont aller de mal en pis… Béatrice doit avouer à Alsemero qu’elle a commandité à De Florès le meurtre d’Alonzo, mais qu’elle l’a fait par amour pour lui. De Florès la tue et se suicide, pensant la rejoindre dans la mort. Alsemero conclut que Béatrice, belle jeune femme, s’est métamorphosée en prostituée…
De western il n’est évidemment pas question lorsque John Ford (1586-env. 1639) rédige en 1626 (publié en 1633) ‘Tis Pity She’s a Whore (généralement traduit en français par Dommage qu’elle soit une putain²). Éclipsé aujourd’hui par son homonyme, l’illustre cinéaste américain, John Ford est pourtant le dernier des grands dramaturges de l’époque élisabéthaine, après Shakespeare et Marlowe. Son style, poétique, est plus dépouillé et plus direct que celui de ses prédécesseurs, et la psychologie de ses personnages frappe par sa modernité. Le choix d’héroïnes fortes a incité certains critiques contemporains à le comparer à Ibsen ou à O’Neill. Seule cette pièce – dont le succès de scandale ne s’est jamais démenti – est encore aujourd’hui connue et jouée, bien que John Ford en ait écrit un bon nombre.
Maeterlinck en offrit une curieuse traduction sous le titre Annabella (1895). Elle a été portée au théâtre par Luchino Visconti à Paris dans les années 1960 avec rien moins que Romy Schneider et Alain Delon, sous le titre pudique Dommage qu’elle soit une p…
Empoisonnement, mutilations, inceste, les péripéties sont nombreuses autour des deux jumeaux Annabella et Giovanni. Ces deux-là s’aiment d’un amour impossible mais sincère. Lorsqu’Annabella se découvre enceinte, elle épouse un de ses soupirants, Soranzo. Mais celui-ci comprend qui elle aime réellement, et prépare sa vengeance lors d’une grande fête à laquelle sont conviés tous les notables de la ville. Giovanni, averti du guet-apens, préfère tuer sa sœur de sa propre main, avant de révéler son geste à Saranzo et de le tuer devant ses invités.
Le metteur en scène Simon Stone a choisi d’ajouter à ces trois tragédies anglaises de la vengeance une pièce espagnole de Lope de Vega composée à la même époque, Fuenteovejuna³ (vers 1612-1614). La pièce met en scène la révolte de la communauté villageoise de Fuenteovejuna contre un seigneur tyrannique.
De retour de guerre, le Commandeur Fernand Gomez de Guzman, aussi lubrique que cynique, tente d’enlever une jeune paysanne, Laurencia. Il en est empêché par son fiancé, Frondoso. Alors que tout le village de Fuenteovejuna célèbre les noces des deux jeunes gens, le Commandeur ordonne l’emprisonnement de Frondoso et la séquestration de Laurencia. Tandis que les hommes du village délibèrent sur les mesures à prendre, Laurencia, qui a réussi à s’échapper, survient, leur reproche leur lâcheté et les persuade de se révolter. Accompagnés des femmes en armes, ils se rendent alors à la Commanderie. Frondoso est sauvé de la pendaison, le Commandeur est massacré. Apprenant la nouvelle, le Roi envoie un juge enquêter sur l’émeute. Mais lorsque celui-ci interroge les villageois sous la torture afin de savoir qui a tué le Commandeur, hommes, femmes et enfants lui font tous la même réponse : « Fuenteovejuna ».
¹ Il existe en français une adaptation libre du Changeling par Paul Morand (1956), et une traduction plus fidèle de Marie-Paule Ramo (éd. De L’Éclat, coll. Kargo, 2003).
² traduction récente de Jean-Michel Déprats sous le titre de Dommage que ce soit une putain (Folio Théâtre, 1998).
³ On peut se référer à l’édition bilingue de Fuenteovejuna (texte établi, présenté et traduit par Louis Combet, éd. Flammarion, coll. GF, 1992).
La Trilogie de la vengeance
texte et mise en scène Simon Stone
d’après John Ford, Thomas Middleton, William Shakespeare, Lope de Vega
8 mars – 21 avril 2019 / Berthier 17e
Catégories : La poursuite : faire la lumière sur les spectacles