«Shakespeare, en tombant sur moi à l’improviste, me foudroya»

William Shakespeare : sa première fois à l’Odéon

Dès la Restauration (1814-1830), une vague d’anglomanie secoue l’intelligentsia et la haute société française qui se passionnent pour la littérature de Byron, la peinture de Constable et même le style vestimentaire à l’anglaise, à l’origine du dandy.

C’est la venue d’une troupe anglaise au Théâtre de la Porte-Saint-Martin en 1822 qui déclenchera un vaste mouvement de découverte de Shakespeare, mouvement largement amplifié lorsqu’en septembre 1827 le Tout-Paris des arts et des lettres assiste à plusieurs représentations de pièces de Shakespeare jouées par la troupe londonienne de Charles Kemble, sur la scène de l’Odéon – alors Second Théâtre Français.
Hector Berlioz est dans la salle, il témoigne de son éblouissement :

Harriet Smithson dans le rôle d’Ophélie

Harriet Smithson dans le rôle d’Ophélie

«Un théâtre anglais vint donner à Paris des représentations des drames de Shakespeare alors complètement inconnus au public français. J’assistai à la première représentation d’Hamlet à l’Odéon le 11 Septembre 1827. Je vis dans le rôle d’Ophelia Henriette Smithson qui, cinq ans après, est devenue ma femme. L’effet de son prodigieux talent, ou plutôt de son génie dramatique, sur mon imagination et sur mon cœur, n’est comparable qu’au bouleversement que me fit subir le poète dont elle était la digne interprète […] Shakespeare, en tombant sur moi à l’improviste, me foudroya. Son éclair, en m’ouvrant le ciel de l’art avec un fracas sublime, m’en illumina les plus lointaines profondeurs. Je reconnus la vraie grandeur, la vraie beauté, la vraie vérité dramatiques.»
Hector Berlioz, Mémoires, chap. XLV, Paris, Calmann-Lévy, 1870 (publication posthume).

Hugo, Vigny, Dumas, Nerval, Delacroix en sortiront pareillement bouleversés.

Il faut dire qu’à l’époque, grâce au mouvement romantique, la scène littéraire française commence à se soucier de fidélité en matière de traduction, et rejette la version shakespearienne de Jean-François Ducis, « imitée de l’anglais » (il ne parlait pas la langue !), publiée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et alors principale version jouée sur les scènes françaises.
Une « imitation » très édulcorée pour respecter le genre tragique et la bienséance,  et qui fait sourire aujourd’hui.
Écoutez donc le soliloque d’Hamlet par Ducis :

Eh ! qu’offre donc la mort à mon âme abattue ?
Un asyle assuré, le plus doux des chemins
Qui conduit au repos les malheureux humains.
Mourons. Que craindre encore quand on a cessé d’être ?
La mort… c’est le sommeil… c’est un réveil peut-être.
Peut-être… Ah ! c’est ce mot qui glace épouvanté
L’homme au bord du cercueil par le doute arrêté.

Alfred de Vigny traduit, en alexandrins, et fait représenter le 24 octobre 1829, à la Comédie-Française, Le More de Venise dans une version qui restitue pour la première fois la structure du récit, son cadre et sa temporalité. Benjamin Laroche le premier, en 1839, tente de publier une traduction fidèle et complète des œuvres du dramaturge anglais, traduction vite dépassée littérairement parlant par celle plus subtile de François-Victor Hugo, éditée à partir de 1857 et encore souvent jouée aujourd’hui, ou encore celle de François Guizot publiée à partir de 1864. On peut noter, au passage, que ces trois traducteurs ont appris l’anglais à la faveur d’un exil politique !
Ils inaugurent une tradition française d’appropriation de l’œuvre shakespearienne qui perdure jusqu’à aujourd’hui : pas de génération sans « son » Shakespeare (Hamlet a été traduit par Marcel Schwob, André Gide, Marcel Pagnol, Pierre Messiaen, Yves Bonnefoy,…).
Comme disait Antoine Vitez, il faut refaire les traductions tous les vingt ans, ce qui fait de Shakespeare, 400 ans après sa mort, l’un des auteurs les plus vivants qui soient…