Au cœur des (Ridicules) Ténèbres, surgit l’Apocalypse

la « pièce de guerre » Ridicules ténèbres, de Wolfram Lotz, s’inspire du roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres et de son avatar cinématographique, Apocalypse now de Francis Ford Coppola. Une insondable jungle dans laquelle vont se rendre ridicules ceux-là mêmes qui croient ou prétendent se rendre utiles à l’humanité : les Européens.

Pour se mettre dans l’ambiance :

« Des arbres, des arbres, des millions d’arbres, massifs, immenses, jaillissant très haut; et à leur pied, serrant la rive à contre-courant, se traînait le petit vapeur encrassé, comme un bousier paresseux rampant sur le sol d’un noble portique. On se sentait tout petit, tout perdu, et pourtant ce n’était pas absolument déprimant, cette sensation. Après tout, si on était petits, le bousier crasseux avançait − ce qui était exactement ce qu’on voulait. Vers où, dans l’imagination des pèlerins, je ne sais. Quelque endroit où ils espéraient quelque profit, je gage ! Pour moi il se traînait vers Kurz − exclusivement. Mais quand les conduites de vapeur se mirent à fuir, nous nous traînâmes fort lentement. Une longueur de fleuve s’ouvrait devant nous et se refermait derrière, comme si la forêt avait tranquillement traversé l’eau pour nous barrer le passage au retour. Nous pénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. » (Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, p. 125)

« Ces terribles forêts entouraient le fleuve, elles nous entouraient comme d’énormes corps endormis. Nous remontions le fleuve mais nos regards ricochaient sur ces forêts, sur cette obscurité effilochée. Où étions-nous ? Sur nos appareils de mesure nous pouvions constater que nous nous déplacions, mais les forêts autour de nous demeuraient inchangées, nos regards ne trouvaient aucun repères, ils glissaient sur les rives boisées, sur la surface du fleuve au-dessus de laquelle un point flottait, il y avait un point à la surface du fleuve, un point qui se rapprochait, quelque chose se rapprochait, là. Putain, quelque chose se
rapproche là !
Mais cela prit un certain temps. »
(Wolfram Lotz, Ridicules ténèbres, §4)

« Le battement monotone d’un grand tam-tam emplissait l’air de coups sourds et d’une vibration prolongée. Un bourdonnement régulier de beaucoup d’hommes chantonnant chacun pour lui-même une incantation sinistre venait de la muraille plate et noire des bois comme le bourdonnement des abeilles sort d’une ruche, et il avait un effet étrangement narcotique sur mes sens mal éveillés. Je crois que je m’assoupis appuyé sur le bastingage, jusqu’à ce qu’une explosion abrupte de cris, une éruption accablante de frénésie contenue et mystérieuse, m’éveillât stupéfait. » (Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres p. 168)

Autour de nous tout est étranger.
Les forêts toutes refermées sur elles-mêmes, toutes impénétrables.
Rien que ces cris sans arrêt !
Un bruit synthétique, très loin dans les forêts.
Animaux étranges, leurs cris dans l’obscurité.
Un autre bruit synthétique provenant des profondeurs des forêts.
Là ! Encore.
Si seulement on pouvait les voir.
Mais on ne voit rien, que les forêts sombres.
Encore un bruit synthétique provenant des forêts.
Oh, ces saloperies de bestioles. Toujours les cris de ces saloperies de bestioles.
Un bruit particulièrement synthético-bizarroïde provenant des forêts.
Là, encore.
(Wolfram Lotz, Ridicules ténèbres, §17)


extrait d’Apocalypse Now, film de Francis Ford Coppola (1979)

Joseph Conrad : Au cœur des ténèbres. Traduction Jean-Jacques Mayoux. GF−Flammarion éditeur, 2012.
Wolfram Lotz : Ridicules ténèbres. Texte français de Pascal Paul-Harang. Fischer Verlag, Frankfurt am Main/ L’Arche éditeur, Paris, 2015

Assistez à la lecture publique de

« Ridicules ténèbres », de Wolfram Lotz
Odéon Grande Salle / 29 mai 2017 / 20h
Lecture réalisée par Alexandre Plank
 
avec Jean-Baptiste Anoumon, Clément Bresson, Geoffrey Carey, Rodolphe Congé, Olivier Martinaud, Emanuel Matte, Miglen Mirchev, Mohamed Nour Wana, Thierry Raynaud.