Écrire en détention

Longtemps comédienne, Sylvie Nordheim anime depuis 2009 des ateliers de théâtre créatif en détention, tout en poursuivant une activité littéraire orientée de plus en plus vers l’écriture théâtrale. D’abord avec des créations au sein de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis puis au centre pénitentiaire de Fresnes où elle écrit notamment les pièces Le Vestiaire, All in Hall, (Hu)Manpower et Quel Chantier ! toutes présentées à l’Odéon-Théâtre de l’Europe ces dernières années. Puis avec des comédies comme Melting Potes, qui sera jouée, dans une mise en scène de Jimmy Lévy, à partir du 25 janvier 2018 au Théâtre des Feux de la Rampe.
Nous lui avons posé quelques questions au sujet de l’écriture de Quel Chantier ! présenté dans la grande salle de l’Odéon le 27 novembre 2017.

Comment est venue l’idée du BTP ?
J’avais en tête depuis longtemps l’idée du BTP : un milieu en majorité masculin et familier pour beaucoup, l’occasion aussi de multiplier des situations cocasses. J’étais sûre que cela pourrait fonctionner pour une comédie. Et puis j’aime bien coller mes personnages au fond d’un bocal et voir comment ils se dépatouillent malgré leurs différences. C’est ce que les détenus vivent à travers l’incarcération où la promiscuité est énorme et souvent insupportable. Or, sur un chantier, on doit cohabiter et, surtout, coopérer à un même projet, c’est du collectif contraint. Mon atelier ne réunit pas non plus que des personnes qui s’entendent. Il faut faire avec !

Comment sont nés les différents personnages ?
Je propose toujours une situation « déclencheuse » mais aussi des personnages aux profils variés et qui peuvent constituer une mosaïque socio-culturelle assez représentative. Ils restent néanmoins à l’état de squelettes et ne prennent vie qu’à l’atelier. J’ai eu la chance d’avoir des participants qui les ont nourris grâce à leur expérience. Je pense notamment à un architecte et un ancien maçon qui avait travaillé dix ans sur les tours de la Défense. Ces deux-là m’ont beaucoup éclairée sur les rapports humains qui s’instaurent sur un chantier.

Quelle est la place des détenus dans la fabrication du texte ?
C’est une question délicate, difficile de décrire ce qui est de l’ordre de l’alchimie. Les esprits s’échauffent et les bons mots fusent. Cela passe beaucoup par le rire. Il m’arrive même d’en pleurer, je crois que je n’ai jamais eu autant de fous rires qu’en prison ! Et cela peut partir de trois fois rien. D’une phrase toute simple dont les détenus ont le secret. Un sujet, un verbe, un complément, tout est dit et c’est d’une efficacité redoutable. Je viens chercher chez eux cette tournure d’esprit, cet humour qui leur permet de survivre en milieu carcéral. Sur le plan du script, j’apporte beaucoup d’idées. Normal, j’y pense depuis longtemps, je connais les échéances, je dois avancer. Et puis construire une structure dramatique, c’est un métier.

Est-ce qu’ils se stimulent les uns, les autres ?
Une séance ne ressemble jamais à une autre. Il y a parfois plus de contamination que de stimulation. Un détenu qui traverse un moment difficile peut avoir envie de s’épancher, de vider son sac et cela réveillera à coup sûr des ressentiments chez les autres. Mais il y a aussi les problèmes inhérents au groupe : les bavardages, les dispersions et les terribles éléments perturbateurs qu’il faut essayer de canaliser. L’atelier se transforme aussi souvent en groupe de paroles avec des échanges parfois de grande qualité, ce qui suscite alors des discussions passionnantes. J’adore tout autant cet aspect de mon activité. La confiance qui s’établit entre nous dans ces moments-là crée une vraie complicité et nous fédère.

Comment acceptent-ils la réécriture, un niveau de langue qu’ils n’ont pas au départ ?
Les détenus sont en général d’une grande humilité. C’est toi l’auteur, me disent-ils, chacun son métier. Il y a bien sûr une réécriture de ma part, je nettoie, j’ordonne, j’ajoute aussi beaucoup mais parce que cela m’a été inspiré par eux. Ils sont toujours très contents de voir que le texte prend une dimension qui ne serait jamais apparue si je m’étais contentée de restituer les bribes de dialogues ou de simples répliques qu’ils peuvent inventer. D’ailleurs je n’ai pas de magnétophone, je tape directement sur mon clavier ce que j’entends et leur demande toujours de retenir leurs bons mots pour me faciliter la tâche. Ce qui est sympa, c’est de voir leur fierté quand ils ont le texte tout propre dans les mains. Et les livrets qui sortent de chez l’imprimeur à la fin ! Ils ont des yeux d’enfants ! Concernant le niveau de langue, qu’on ne se méprenne pas. On ne parle pas que la langue des cités en prison. Il y a des hommes qui ont un capital culturel étonnant et qui pratiquent une langue très correcte. Souvent ils prennent soin comme la dernière coquetterie à laquelle ils ont droit de ne pas l’écorcher.

Dans cet extrait de Quel Chantier !, le vieux Carlos vient d’évoquer avec nostalgie la belle époque des chantiers. Mais le syndicaliste Teddy qui débarque et l’entend ne peut pas laisser passer ça.

Teddy
Merde ! On est plus au temps des Cro-Magnon, les gars ! On vit plus à l’époque des grottes. On s’est battus pour obtenir des conditions décentes de travail, avec un minimum de confort, du chauffage, des vestiaires, des douches, des chiottes…

Carlos
Eh bien moi, je vais te le dire tout net, Teddy : je préférais chier derrière un talus !
À l’ancienne !

Teddy
Ah ouais, c’est ça ! À te torcher le cul à la feuille d’ortie ! Je te comprends pas, Carlos ! Avec toi, on a toujours l’impression que c’était mieux avant ! Bon, les gars, je viens vous voir pour l’AG de vendredi.

Sylvie
Le chef, toujours absorbé dans son plan, lève la tête.

Chef
À quelle heure ?

Teddy
À 18 heures.

Rambo
C’est une heure pour l’apéro, ça. Il y aura à boire ?

Teddy
T’inquiète, j’ai tout prévu, même les pizzas.

Rambo
Bon, je ramènerai les gosses.

Chef
Et ça va servir à quoi, cette réunion ?

Teddy
C’est pour défendre nos intérêts. Réveillez-vous, les gars ! On reste sur le ring ! On n’a pas raccroché les gants ! On continue le combat !

Carlos
Calme-toi, Teddy. Ça va bien pour nous.

Teddy
Mais non, ça va pas bien ! Vous avez une vie de merde. Vous vous rendez compte de ça, que vous avez vraiment une vie de merde ?! Vous êtes heureux dans vos cages à poules, avec vos sorties chez Flunch une fois par mois, la balade à Carouf avec bobonne le samedi, et le dimanche, tu laves ta bagnole à deux balles ?! Tu vas pas me dire que t’es heureux ! Vous êtes exploités, les gars ! Avec vous, on est retournés au Moyen Âge ! Tiens, vous êtes pas mieux que des serfs !

Carlos
Pourquoi pas des hippopotames ?

Teddy
Quelle bande de branques ! Des serfs avec un s.

Carlos
Je sais que c’est au pluriel !

Teddy
Mais non, des serfs ! S E R F, pas C E R F ! Des esclaves, quoi.

Carlos
Moi, je suis l’esclave de personne. Ma femme, elle obéit au doigt et à l’œil.

Fresnes en scène
Quel chantier !
Lecture dirigée par Sylvie Nordheim

Odéon 6e / Grande Salle /27 Novembre 2017 - 20h00

Catégories : Le foyer : partager les idées

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