Heureuse époque des quinquets!

Par Ève Mascarau, spécialiste de Louis Jouvet et enseignante à l’École normale supérieure, éditée chez Actes Sud-Papiers.
Cet article a d’abord été publié sur memento, le magazine en ligne de diptyque, partenaire de l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

« Heureuse époque des quinquets* ! » : Cette exclamation de Louis Jouvet (1887-1951) provient d’un court article, paru en 1937, sur la lumière et les plateaux de théâtre. Non sans ironie mais toujours avec style, humour et précision, l’artiste y raconte les évolutions de l’éclairage des scènes, qui aurait perdu en magie à mesure qu’il gagnait en netteté. Il y évoque l’incantation des chandelles, se souvient de la poésie des quinquets et caresse les rampes envoûtantes, capables de toutes les transfigurations :

Merveilleux décors en châssis découpés, plantés en triangle, saillant sur le noir absolu des coulisses et où le fantastique de savantes perspectives s’inscrivait avec art ; costumes crasseux et somptueux dont la splendeur venait de l’épaisseur des velours et de leurs paillettes ! Magique transformation de la lustrine, du carton et des sparteries en matières précieuses ! Magnifique maquillage des acteurs, à qui il suffisait d’un peu de blanc d’Espagne, d’un peu de vermillon, d’un peu de bleu de billard et de quelques bouts d’allumettes brûlées, et dont le visage, recevant la pauvre et inquiétante lumière de la rampe, prenait dans un relief d’eau-forte une vie intense. Bienheureuse époque de l’ombre où la moindre torche de résine pouvait signifier, au gré du jeu, l’allégresse, le deuil, l’hyménée, la conspiration ou la royauté ; où la lanterne sourde pouvait être vraiment sourde ; où les flambeaux éclairaient en tant que flambeaux ; où le plus petit lumignon, la plus modeste veilleuse avait un rôle humain et sensible ; où le nuage de lycopode en poudre qu’on insufflait par une pipe de terre se transformait, au feu du rat de cave, en la fulguration de l’éclair.

Ce texte séduit et étonne tant l’on sait que l’artiste était curieux des nouveautés. Pour celui qui était à la fois comédien, metteur en scène, directeur de théâtre, professeur, décorateur et… inventeur de lampes de scènes qui portent toujours son nom ! Le paradoxe n’est pas sans saveur. Sans doute parce que malgré toutes ses innovations, l’art du théâtre restait pour lui celui de l’insaisissable, du spirituel et du mystère, avec le clair-obscur comme plus sûre voie vers l’enchantement.

*Lampe à double courant d’air, avec réservoir d’huile (ou pétrole) à un niveau supérieur à celui de la mèche.

Louis Jouvet (1887-1951), acteur français, metteur en scène, directeur de théâtre et professeur au Conservatoire national supérieur d'art dramatique.

Louis Jouvet (1887-1951), acteur français, metteur en scène, directeur de théâtre et professeur au Conservatoire national supérieur d’art dramatique.