“Irrémédiablement européens”

Au lendemain du Brexit, en juin 2016, le metteur en scène britannique Simon McBurney réagissait au vote de ses compatriotes en adressant une missive à ses amis européens. Celle-ci était publiée par Télérama.
Alors que les négociations entre l’Europe et le Royaume-Uni sont toujours en cours, il nous a semblé nécessaire de la publier à nouveau*.

« Aujourd’hui est une journée noire dans l’Histoire de la Grande-Bretagne. Je suis à Lyon. A l’invitation des Nuits de Fourvière, un festival de théâtre lancé après la dernière guerre en réponse à la catastrophe provoquée par le fascisme. Totalement sidéré, le directeur de cette manifestation vient de m’écrire en signe d’amitié. Je lui ai répondu que j’en étais moi-même atterré.

Aujourd’hui je songe aux 35 ans de notre compagnie théâtrale. Notre travail est indissociable de l’Europe. Nos comédiens ont toujours été européens. Notre projet est européen. Nos dramaturges, nos metteurs en scène, nos scénographes sont européens. Un critique américain de Chicago nous a, un jour, décrits comme « irrémédiablement européens », pensant qu’il usait là du terme le plus offensant qui soit à notre égard. Il ne pouvait pas nous faire plus plaisir : c’est ce que nous sommes.

Aujourd’hui, le soleil brille sur Lyon et moi je suis dans le noir. Comme écorché vif. Nous sommes notre culture, nous sommes notre langue. L’anglais partage plus de 6 000 mots avec le français. Je ne sais combien de sonorités hollandaises, flamandes, allemandes, italiennes, espagnoles, portugaises, scandinaves pimentent notre idiome. Le terme même de langage vient du latin lingua, qui veut dire la langue. Nos palais se sont formés à ces intonations communes, avec leurs accents régionaux et leurs patois, leurs chants et leur poésie.

Aujourd’hui on nous dénie le fondement de ce que nous sommes. Non pas comme compagnie théâtrale, mais comme peuples assemblés sur ces îles. Et les conséquences vont apparaître chaque jour plus flagrantes. Au-delà des flots de préjugés qui se sont déversés sur nous pendant cette campagne, voici que nous touchent le chaos, la confusion, le désespoir et le sentiment de la perte.

Pourquoi cela ? Il règne, sans aucun doute, un conservatisme aussi profond que désagréable au sein de la « Petite Angleterre », toujours méfiante de tout ce qui vient de l’étranger. Me reviennent alors en mémoire, aujourd’hui, les tournées que nous y faisions dans les années 1980-1990. Nous allions de petits théâtres en salles municipales à travers le pays. Je revois les conflits générés par les grèves de mineurs. La répression policière brutale orchestrée par Margareth Thatcher contre les travailleurs. L’implacable étreinte du néolibéralisme sur la classe ouvrière du nord de l’Angleterre, et qui a produit ce chômage généralisé, ces villes réduites à la misère, ce ressentiment, et pire que tout : cette perte d’identité quand, dans le Sud, s’édifiait une monde de privilégiés.

Alors ce vote peut apparaître comme celui des gens qui n’avaient plus rien à perdre, parce qu’ils avaient déjà tout perdu. Ils ont hurlé leur rage. Leur colère était réelle, mais les mensonges qui ont attisé les flammes allaient au-delà de la simple malhonnêteté. Ce référendum, c’est très clair, n’était rien d’autre qu’une lutte intestine pour le pouvoir, autorisant les coups les plus bas. Désignation de boucs émissaires, promesses impossibles à tenir, mensonges, insultes et pire que cela même…

Tout ceci, jouant sur le sentiment d’injustice ressenti par la population, a encouragé la violence, légitimé le racisme, et divisé une nation. L’agressivité décomplexée est désormais admise. Une députée a perdu la vie. Ce qu’il restait d’un certain sentiment d »identité est en miettes. Nous craignions d’être perdus et voilà que nous sommes perdus.

Aujourd’hui, même désorienté, même chancelant, il nous faut trouver une nouvelle voie. Nous sommes liés par l’histoire, la langue, la musique, des images, des gestes. Et contre cela, nul ne peut rien. Il nous faut retrouver ce que nous avons en commun. Le mot commun (common en anglais) a ses origines dans le son KO, qui veut dire ensemble.

Ce que nous avons échangé au cours des trente-cinq dernières années en travaillant à travers l’Europe a fait de nous ce que nous sommes. Il est de notre devoir de poursuivre ce travail. Tout comme en France, voilà soixante-dix ans, juste après la guerre, il y a eu besoin de reconstruire quelque chose à travers la création, la réédification de la culture, ce qui a entraîné la naissance de ce festival, Les Nuits de Fourvière, tout comme celui d’Avignon par Jean Vilar. Ceci répondait à un sens aiguë du devoir citoyen, et à la conviction que la reconstruction de chacun et de l’identité commune doit prendre en compte les besoins de l’esprit comme ceux du corps. Les deux sont indissociables.

Aujourd’hui, il nous faut repartir à zéro. Faire. Créer. Communiquer. Partager. Tel est notre devoir, mais aussi notre destin. »

POUR LES ANGLOPHONES, LA TRIBUNE DE SIMON MCBURNEY EN VO

« Today is a week since I awoke to Brexit. I wrote this after I awoke that morning.
Today on this very dark day in British history. I am in Lyon. At the invitation of La Nuit Des Fourvieres, a theatre festival initiated after the second world war in response to the devastation to fascism. The director of the festival has just written to me extending his hand in friendship and also utterly bewildered. I tell him I feel ripped apart.
Today I am thinking about the 35 years of the company. Our work is entwined with Europe. Our actors have always been European. Our projects European. Our writers, directors, designers European. An American critic in Chicago once described us, thinking this as the most derogatory term possible, as ‘irredeemably European’. We were delighted. For that is what we are.
Today as the sun pours in on Lyon, I cannot revel in it. I feel my body has been torn open. We are our culture, our language. English shares more than 6000 words with French. I don’t know how many Dutch, Flemish, German, Italian, Spanish, Portuguese, Scandinavian sounds pepper our speech. The very word language derives from the latin lingua meaning tongue. Our mouths are indissolubly muscled with the taste of our common sounds, with their brogues and their patois, their songs and poems.
Today we have denied something that is fundamental to who we are. Not this theatre company, but who we are as a set of people who are gathered on these Isles. And the consequences will gradually become apparent. Beyond the bigotry that has been unleashed, there is a confusion, a sense of hopelessness and loss.
Why is this ? There is no doubt a deep and unpleasant conservatism in ‘little England’, always suspicious of anything that is foreign. But also today I think back on touring throughout Britain during the 1980’s and 90’s. To small theatres and community centre all through the land. I can see the strife of the miners strike. The brutal policing unleashed upon ordinary working people by Margaret Thatcher. The steady grip of neo-liberalism ripping out the life of working communities in the north of England leaving a void of unemployment, broken impoverished communities, resentment, and, crucially, a loss of identity. And there has been the opposite build of privilege in the South. So this was also a vote for people who had nothing to lose, because everything was already lost. And they have howled their fury. The heat of their anger was, for many, true, but the lies that fanned the flames were worse than dishonest. For the referendum, make no mistake, was simply a naked bid for power. And a bid that used the lowest possible means to achieve its goal. Scape-goating, promising the impossible, lying, name calling and worse; and these lies have manipulated people’s sense of injustice, encouraged violence, legitimised racism, and divided a nation. Casual brutality now abounds. A politician lies dead. What remained of a sense of identity is utterly broken.
Today this sense of loss can quickly lead to feeling ‘lost’. However as we stagger disoriented into the day, we know we have to look for a direction. We are bound by a common history, a common body of event, language, music, image, and gesture and nothing can alter that fact. We need to find what we have in common. The word common has its origins in the sound Ko, which means ‘together’ and ‘moi-n-’ that means ‘change and exchange’. But the second element of the compound is from the Latin munia meaning ‘duty’. What i have exchanged through the last 35 years of working throughout Europe has formed who we are. It is our duty to continue this. Just as in France 70 years ago after the war, the need to build through the act of creation, the rebuilding of culture which is at our core lead to the creation of this festival, La Nuit Des Fourvieres and its sister in Avignon, founded by Jean Vilar. They were made through a profound sense of civic duty and a belief, or rather an understanding that the compass for the rebuilding of lives and identity was to attend as much to the inner needs of people as to their material means. The two are indissolubly linked.
Today we need to begin again. To make. To create. To communicate. To share. It is our duty. But also our fate. »

* que Simon McBurney et Télérama soient remerciés pour leur autorisation à cette publication.

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