Avec Jacques Demy, « tout devenait soudain possible »

« Nous sommes des sœurs jumelles, nées sous le signe des Gémeaux… » Ces paroles entêtantes, mises en musique par Michel Legrand, dans Les Demoiselles de Rochefort, sorti en 1967, sont depuis longtemps ancrées dans les mémoires collectives françaises. Ce n’est pas le seul film que Jacques Demy nous a laissé, mais c’est celui que Christophe Honoré choisira de faire figurer dans Les Idoles, afin de rendre hommage au cinéaste, mort du sida en 1990.

Jacques Demy est passionné par le cinéma dès son jeune âge : il achète sa première caméra en 1944, à seulement 13 ans, et réalise de petits films qu’il projette lui-même. Fils d’amateurs de spectacles, il fréquente très tôt les salles obscures et les théâtres. En parallèle de ses études au lycée de Nantes, il suit des cours à l’école des Beaux-Arts, qui lui permettront d’accéder à ses ambitions de cinéaste.

Ses études supérieures sont ponctuées de courts-métrages et de rencontres : Jean Marais, Jean Cocteau ou Philippe Dussart, des Productions du Parvis, qui deviendra par la suite directeur de productions de plusieurs de ses long-métrages. En 1958, au festival du court métrage de Tour, il rencontre Agnès Varda réalisatrice et photographe belge, avec qui il se marie en 1962.

En 1960, alors âgé de 29 ans, Jacques Demy sort enfin son premier long-métrage de fiction : Lola. Ce film, moins ambitieux que la vision initiale de Demy faute de moyens, marque sa première collaboration musicale avec Michel Legrand. Ensemble, ils travaillent dès 1961 sur un projet de comédie musicale : Les Parapluies de Cherbourg, qui verra le jour en 1964.

C’est ce film qui propulse la carrière de Jacques Demy, mais également celle de Catherine Deneuve ou Michel Legrand : le film est un succès et remporte la Palme d’or à Cannes cette année-là. Sa renommée internationale permet alors à Demy d’envisager une collaboration sur un film avec Warner Bros. (anciennement Warner Bros. -Seven Arts jusque dans les années 70), qui double non-seulement le budget du projet, mais permet également la présence de Gene Kelly ou George Chaikiris à l’écran : la production des Demoiselles de Rochefort est lancée.

Le film sortira en 1967. Le tournage s’étale sur trois mois, entre mai et août 1966. Le film est tourné simultanément en anglais et en français. Catherine Deneuve et sa sœur, Françoise Dorléac, respectivement Delphine et Solange, partent s’entraîner plusieurs mois à Londres pour apprendre les chorégraphies du film. Des centaines d’auditions ont lieux pour trouver les voix chantées suffisamment proches des timbres des acteurs et actrices, car seule Danielle Darrieux, la mère des jumelles, n’est pas doublée dans le film.

Jacques Demy est exigeant : le chef décorateur est contraint de repeindre plusieurs volets et façades le long de la place Colbert, lieu central du film, et Rochefort reste encore aujourd’hui transformé par le film : en 1992, la ville renomme la place de la gare « Place Françoise Dorléac », morte en se rendant à la première londonienne du film. Michel Legrand doit quant à lui recourir à plusieurs artifices musicaux afin de faire coïncider les différentes sonorités qu’il veut entendre dans le film et les paroles écrites par Demy, qui a rédigé l’intégralité du scénario, texte et chansons, en alexandrins. Le film doit être une ode à la vie et à la fête, mais sans jamais oublier le côté tragique des rencontres manquées, des horreurs quotidiennes.

Le film est une consécration pour Jacques Demy et rencontre un succès auprès du public comme la critique. Il sera nommé en 1969 aux Oscars pour la meilleure musique de film. Il permet à Demy de concrétiser ses projets américains et il tourne en 1969 Model Shop pour les studios Columbia, qui sera un échec aux États-Unis. Jacques Demy rentre alors en France pour tourner Peau d’âne, où il retrouve Catherine Deneuve et Michel Legrand.

Une fois de plus, le projet est ambitieux et les financements ne suivent pas, forçant même Demy et Deneuve à mettre leurs salaires en jeu. Les critiques sont bonnes mais le film ne reçoit aucun prix significatif. Son succès auprès du public permettra tout de même à Demy d’envisager un autre projet d’adaptation de conte, avec Le Joueur de flûte, en 1972. Puis, après un autre film en 1973, Demy enchaîne les échecs jusqu’en 1978, où des producteurs japonais, encore marqués par Les parapluies de Cherbourg, donnent à Demy la possibilité de réaliser Lady Oscar, l’adaptation d’un roman historique japonais sur la Révolution Française. Bien que très peu distribué en Europe, le film est un succès en Asie.

Jacques Demy rentre en France au début des années 80. Il enchaîne les projets de spots publicitaires et d’adaptations pour la télévision, avec La Naissance du jour en 1980. Les difficultés de tournage sur Une chambre en ville en 1982 et l’accueil mitigé du film marque le début d’une période difficile, avec Parking en 1985 ou Trois places pour le 26 en 1988, tous deux des échecs au box-office. Demy est fatigué et malade : durant le tournage de Trois places pour le 26, il est hospitalisé deux fois. Ces séjours à l’hôpital vont devenir plus fréquent. Il commence à rédiger des souvenirs d’enfance qu’il communique à son épouse. En mars 1990, ils décident d’en faire un film : Jacquot de Nantes. Le tournage est interrompu en octobre 1990 par la mort du cinéaste. Agnès Varda terminera le projet en 1991.

Jacques Demy décède le 27 octobre 1990, des suites d’un cancer selon ses proches. Ce n’est qu’en 2008 qu’Agnès Varda révèle en fait que le réalisateur était atteint du sida. Demy n’avait pas souhaité révéler la cause de son décès et son épouse attendra dix-huit ans avant de rendre l’information publique : « Je dis clairement qu’il est mort du sida et qu’il ne voulait pas en parler. […] On ne peut pas discuter un tel choix. Il faut replacer ça en 1988-1989. Ce n’est pas aujourd’hui. C’est il y a vingt ans… Il savait qu’il allait mourir. »

Christophe Honoré en fait aujourd’hui une de ses Idoles dans sa pièce qui rend hommage à ces artistes morts du sida. De Demy, en 2011, il disait : « Dans mon initiation au cinéma, Demy passe avant Godard ou Truffaut. C’est en voyant ses films, et surtout l’obstination qui s’en dégageait, que j’ai envisagé de devenir cinéaste. […] Pour moi, tout devenait soudain possible. »

Les Idoles
un spectacle de Christophe Honoré

11 janvier – 1er février 2018 / Odéon 6e