Joseph Kessel, le voyageur révolté

Un faciès de baroudeur, un regard tendre et un témoin parmi les hommes.
Pour Kessel, la vie somme toute n’aura été qu’un perpétuel mouvement de balancier. Des steppes argentines où il est né en 1898 aux ors de l’Académie française, des maquis improbables aux salons littéraires, «Jef le Lion» voulait autant traîner ses guêtres «là-bas» que témoigner «ici». Éternelle soif de l’ailleurs et de l’autre qui ne fut étanchée que dans le désir d’écrire, non moins éternel. L’aventure était pour lui une maîtresse insatiable. Écrivain, grand reporter, Kessel demeure avant tout un homme de légende qui aura traversé deux conflits mondiaux, la révolution russe, maintes guerres civiles. Aviateur, combattant, il connut la gloire à 25  ans en écrivant le premier roman sur l’aviation moderne, L’Équipage. Le monde était sa demeure, envahie par un vent entêtant, celui de l’appel au voyage. Chroniqueur des drames et spectateur engagé, fils d’un médecin juif d’origine russe, il était le frère des souffrants, au point qu’au soir de sa vie, infatigable révolté, romancier dostoïevskien, il prononça ces mots : «Ce que je n’aime pas, c’est l’injustice.» Superbe épitaphe pour les générations futures, reporters, écrivains et voyageurs.

Joseph Kessel vu par © JF Martin / Costume3pièces.com

Joseph Kessel vu par © JF Martin / Costume3pièces.com

Héros biblique selon le mot d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie, fauve candide dont la vie représente plus qu’un roman, le vieux lion Kessel a eu pour terrain de chasse la tendresse et la dureté des savanes du monde. Les sentiments en bataille qui parcourent ses livres ne sont que le reflet d’une âme chavirée, mais qui demeure d’abord un cœur pur, où l’amitié des hommes compte autant que le goût du baroud. Dans son œuvre, la fraternité des armes n’a d’égal que le rêve d’aventure.
Davantage que reporter au long cours, il fut chroniqueur du monde, chantre de la grandeur humaine dans le fracas des guerres et le tourment des passions. «La vraie, la profonde raison de vivre, c’est l’amour de l’homme», déclara-t-il sur la radio La voix de la Résistance en 1943. Conteur des steppes, Jef, ainsi que le surnomment ses amis, est un témoin des grandeurs et bassesses de l’humanité, un marcheur dans le siècle visité avec passion, à la vitesse des drames, des conflits et des amours, un compagnon des aventures les plus folles, un coureur d’horizons qui en aurait trop vu, un écrivain de la douleur et du bonheur des êtres, quels qu’ils fussent.

Plus de cinq décennies d’errances et de reportages n’ont en rien entamé sa soif d’apprendre et de restituer, de découvrir et de conter. À travers ses romans, ses récits, ses chroniques, de Belle de jour aux Cavaliers, de Fortune carrée à L’Armée des ombres, de Mary de Cork au Tour du malheur, se dessine une fresque de l’humanité toute en troubles, plongée dans les convulsions d’un siècle violent. De la guerre, il glisse vers un roman. Relevé plus ou moins indemne d’un manuscrit de fiction et souvent imbibé, il s’envole pour un terrain de conflit. Loin ou proche des lignes de front, mais toujours «au plus près» comme le recommandait Capa.
Au plus près des hommes, il donne ses lettres de noblesse à la correspondance de guerre, à l’instar de Dos Passos, Hemingway, Malaparte et avant eux «le Loup», que Kessel aurait aimé, Jack London. Et brise les frontières entre le roman et le reportage, entre la fiction et les «choses vues» à la Victor Hugo.
Entre les lignes, ce sont ses propres affres que Jef décrit, sa douleur de vivre, la perte des êtres aimés, sa femme, Sandi, et son frère, Lola. Ciselée par le génie de sa mélancolie, l’œuvre de Kessel est gigantesque et polymorphe : quatre-vingts volumes. Une douzaine de films ont été adaptés de ses livres. L’Académie française, après le Grand Prix donné par les Immortels  ; les honneurs ; la gloire des grands tirages, la une de France-Soir pendant des lustres, premier quotidien de l’après-guerre  ; la légende du buveur qui mangea longtemps les bris de ses verres : tout cela n’est rien au regard de la fureur d’écrire. Pour Kessel, les littératures n’ont pas de frontière. En bon  romancier, il s’inspire du vécu, surtout celui des autres. Avec les tourments qui hantent son œuvre, bercée par la richesse des sentiments, les combats intérieurs, les grandes guerres enfouies en soi, cet exilé nostalgique représente depuis longtemps un Jack London en sursis, le Kipling des âmes agitées, le compagnon de route, parfois mauvaise, souvent éclairée, de Conrad. Kessel est un «voyageur capital» au sens où André Malraux appelait Gide le «contemporain capital». Compagnon des pirates, défenseur des esclaves, confesseur de truands, conteur d’une humanité en troubles, Kessel demeure un frère parmi les hommes, voguant sur l’atlas du grand roulis.

Olivier Weber
décembre 2015

Écrivain, ancien reporter de guerre, prix Joseph Kessel, prix Albert Londres et prix de l’Aventure, Olivier Weber est actuellement président du prix Joseph Kessel. Dernier ouvrage paru : L’Enchantement du monde (Flammarion, 2015).

Grande salle
EXILS
Joseph Kessel
vu par Olivier Weber
textes lus par Thibault de Montalembert
lundi 11 avril / 20h

Catégories : Le foyer : partager les idées

Classé dans : , ,