Mai 68, prise de parole à l’Odéon

Le 15 mai 1968 au soir, alors que les spectateurs des ballets Paul Taylor programmés dans le cadre du Théâtre des Nations quittent la salle, un groupe d’étudiants et d’artistes entrent dans la salle et y déclarent : « l’imagination prend le pouvoir ».

Le théâtre est rapidement bondé, les occupants devenant les créateurs d’un spectacle qui reste à inventer. Tous s’attendent à une charge rapide des CRS, mais c’est Jean-Louis Barrault, directeur du théâtre depuis 1959, qui arrive, perplexe et préoccupé. Il tente de parlementer, il salue Julian Beck et Judith Malina, du Living Theatre, présents dans la salle et qu’il avait invité quelques années plus tôt à s’y produire, d’un « Wonderful happening, n’est-ce-pas Julian ? ».

Le lendemain soir, il est apostrophé par Daniel Cohn-Bendit qui déclare : « M. Barrault était directeur de ce théâtre et il fut rare de le trouver à l’avant-garde de la lutte contre la bourgeoisie. » Jean-Louis Barrault lui répond, curieusement à la troisième personne, cette tirade qui lui sera tant reprochée : « Devant l’ampleur de cette révolte, Barrault, en effet, ne présente plus aucun intérêt […]. Actuellement le directeur du Théâtre de France, moralement, n’existe plus […]. Soit, Barrault est mort, mais il reste un homme vivant. Alors qu’est-ce qu’on fait ? ».

Pourquoi l’Odéon ? Parce qu’il s’agit d’un théâtre d’État, symbole d’une politique culturelle de prestige, mais aussi, peut-être, parce qu’il est aussi perçu comme un théâtre « de gauche », jeune, un théâtre d’avant-garde. Un théâtre qui ordonnerait de jouer la révolution mais pas de la faire.

La place de l'Odéon en juin 1968, © archives Yves Brayer

La place de l’Odéon en juin 1968, © archives Yves Brayer

L’un des premiers tracts publié par le Comité d’Action Révolutionnaire (CAR) le 17 mai affirme : « Le théâtre, le cinéma, la peinture, la littérature, etc. sont devenus des industries accaparées par une « élite » dans un but d’aliénation et de mercantilisme. Sabotez l’industrie culturelle. Occupez et détruisez les institutions. Réinventez la vie. L’art c’est vous ! La révolution c’est vous ! Entrée libre à l’ex-Théâtre de France, à partir d’aujourd’hui. »

La salle devient un lieu de meeting politique ininterrompu.
Le 21 mai les autorités de tutelle demandent au personnel de quitter les lieux, le 22 on suggère à Barrault de couper l’électricité, ce qu’il refuse, jugeant la manœuvre dangereuse pour les occupants. Après cette date, le ministère ne s’exprimera plus. Le personnel et sa direction resteront soudés pendant toute l’occupation du théâtre pour échapper au pire, l’incendie, et tenter de préserver son outil de travail. Le rideau de fer est baissé pour éviter l’effondrement du plateau sous le poids des occupants massés. Sur celui-ci, une banderole : « L’ex-Odéon est une tribune libre ! ».
Un « comité de la Tribune libre » est créé, qui gère les prises de parole. Il s’agit d’expérimenter la libre expression de soi comme pratique d’émancipation. Le comité retranscrit les interventions. Le public est très mélangé, ouvriers, hommes et femmes ordinaires côtoient étudiants et célébrités. Tout le monde parle avec tout le monde. Les comités fleurissent pour tout organiser : ravitaillement, aide aux ouvriers grévistes, accueil des journalistes, anti-répressions (qui recense les abus de la police), auto-défense, stratégie en cas de charge policière…

La charge policière finira pourtant par arriver, le 11 juin, et on verra des « Odéoniens » combattre les policiers avec un casque de Néron, une cotte de maille de Lorenzaccio, le glaive de Brutus…

à lire :
Pierre Ravignant, L’Odéon est ouvert, Stock, 1968, réédition l’éditeur singulier, 2018.
Marie-Ange Rauch, Le théâtre en France en 1968, éd. de l’Amandier, 2008.
Antoine de Baecque (dir.), L’Odéon, un théâtre dans l’Histoire, Gallimard, 2010.

 

L'Esprit de Mai
À l’occasion du cinquantième anniversaire de mai 68.

7 mai 2018, 19h30 / Odéon 6e