Petits Platons deviendront grands

Entretien avec Jean Paul Mongin

Fondateur des petits Platons, livres de philosophie pour enfants que leurs parents sont souvent les premiers à lire, Jean Paul Mongin a eu un parcours à la Houellebecq « moins le côté glauque », passant de l’étude du néoplatonisme puis d’un DEA sur Aby Warburg à la vente de shampoings en grande surface… et retour !
Comment passe-t-on de Denys l’Aréopagite à l’adaptation de Kant pour les plus jeunes ?
Réponse ci-dessous à cette question et à quelques autres !

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Daniel Loayza
: Jean Paul Mongin, les volumes des petits Platons dont vous signez les textes proposent trois lignes succinctes de présentation de l’auteur qui ne sont jamais tout à fait identiques d’un titre à l’autre. Et quand on cherche à se renseigner sur internet, on tombe parfois sur une « biographie secrète » plutôt inattendue…
Jean Paul Mongin : Qu’est-ce qu’on y raconte ?

D. L. : Que vous avez obtenu un DESS de conseiller éditorial, travaillé pour le Centre des Hautes études Militaires, puis pour une multinationale que vous avez quittée en 2008… Et la philosophie, dans tout ça ?
J. P. M. : ça alors !… Tout est exact dans cette biographie, y compris les omissions ! J’ai eu ce DESS, c’est vrai. Je n’ai jamais tout à fait compris quelle compétence on me reconnaissait comme «conseiller éditorial», mais le jury me l’a accordé très gentiment. Parallèlement, j’ai aussi passé un DEA de philosophie sur l’historien de l’art Aby Warburg. Auparavant, j’avais aussi travaillé sur un néoplatonicien, Denys l’Aréopagite…

D. L. : Comment donc passe-t-on de Denys à Warburg, et de là au monde de l’entreprise ?
J. P. M. : Le premier maillon de la chaîne, curieusement, ce sont les pratiques théurgiques. Pour adorer la divinité, les néoplatoniciens pouvaient vénérer un simple bout de tissu, un caillou – un objet absolument banal, l’idée étant que l’indéterminé « par le bas », ce qui est en-deçà de la forme, est finalement la meilleure image, si on peut dire, de l’indéterminé « par le haut », qui surpasse toute forme compréhensible. L’être le plus humble, à peine un être, fournit une voie d’approche la moins infidèle possible conduisant à l’être le plus éminent, voire au-delà. D’où l’intérêt des néoplatoniciens pour les petits objets, et la possibilité, pour citer mon maître Guy Lardreau, d’une « philosophie des petits objets ». Warburg, qui a inspiré les plus grands historiens modernes de l’art, notamment Gombrich et Panovsky, était lui aussi passionné par le détail apparemment mineur – tel fragment matériel, tel pli d’un drapé à l’antique, tel geste. J’avais voulu explorer le lien entre Warburg et Nietzsche, qui dans une note du Gai Savoir en appelle à une philosophie des « petits objets ». Voilà pour le petit territoire dans lequel j’ai essayé de faire de la philosophie…

D. L. : Et le maillon suivant ?
J. P. M. : Je suis issu d’une famille de professeurs. J’aurais été la quatrième génération de la dynastie à exercer ce ministère, mais ayant vu ce que devenait l’institution… Je ne me suis donc pas tourné vers les concours de recrutement du professorat. Ma première aspiration a été l’armée, que je voyais comme une vocation d’une autre sorte. J’aimais beaucoup Ernst Jünger à l’époque, mais aussi Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati. Je me voyais déjà en garnison quelque part sur les confins du monde connu, occupé à jouer aux échecs avec un aristocrate local… une vision sans doute un peu romantique de la chose militaire ! Le choc avec le réel a été assez violent. Au bout de quelque temps, au Centre des Hautes Études Militaires ou je travaillais, j’ai rencontré les recruteurs d’une multinationale cherchant à diversifier les profils de ses cadres, pour éviter de n’engager que des diplômés d’HEC ou de l’ESSEC. J’ai donc passé trois jours très agréables dans un petit château, où j’ai subi des tests de créativité à base de manipulation de Legos, puis on m’a fait signer un contrat. J’ai atterri dans un service de ressources humaines ; de là, je suis passé à la communication. Je corrigeais l’orthographe des prospectus qu’on adressait à la ménagère de moins de cinquante ans…

D. L. : On retrouve les petits objets…
J. P. M. : Oui, mais ceux du théurge néoplatonicien sont uniques, ce qui est très important !… Alors que le tube de dentifrice, par exemple, à l’ère de la reproductibilité technique, n’a plus vraiment d’aura intéressante. Une brosse à dents, c’est mieux déjà, parce qu’il y en a de toutes sortes, et puis elles s’usent… Enfin pour finir, je me suis retrouvé sur le terrain, « représentant-placier » comme j’aimais à dire, pendant trois ou quatre ans. Ce qui a aussi été très instructif, ne serait-ce que pour développer un certain sens commercial, apprendre à saisir les opportunités et à imposer ses idées, ce qui n’est pas vraiment évident quand on n’est qu’un petit sorbonnard. Ma première rencontre avec un acheteur chez un grand distributeur a été une vraie expérience anthropologique…

D. L. : Vous avez eu un parcours à la Houellebecq !
J. P. M. : Oui, mais le plus souvent, les expériences que vivent les personnages de Houellebecq ont une teinte glauque. Cela n’a pas été le cas pour moi.

D. L. : Et comment ce chemin conduit-il à la fondation d’une collection de livres de philosophie pour les enfants ?
J. P. M. : Eh bien, à l’occasion d’un plan social, j’ai eu la chance de me faire licencier ! La marque de shampoing sur laquelle je travaillais a été une priorité pendant deux ans, jusqu’au jour où elle a cessé de l’être… La marque ayant été arrêtée, je me suis retrouvé désœuvré. J’ai dû réfléchir à l’opportunité de travailler à mon propre projet, puisqu’aussi bien il y avait des aides incitatives pour les créateurs d’entreprise. J’avais traduit quelques essais de Warburg, j’avais l’intention de les faire publier. Après quelques prises de contact dans les maisons d’édition, j’ai vite compris qu’il ne fallait pas trop y compter et je me suis dit qu’après tout, je ferais aussi bien de fonder la mienne. Pourquoi pas ? Évidemment, j’ai compris par la même occasion que des publications comme Warburg ne me permettraient pas de gagner ma vie. Et là, j’ai pensé à un catalogue pour les enfants…

D. L. : En somme, vous êtes passé des petits objets aux petits sujets ?
J. P. M. : Voilà ! Il y avait déjà une belle offre dans ce domaine, qui aurait pu me décourager. Mais tous les titres proposés avaient une approche thématique : qu’est-ce que le bonheur ? A-t-on de le droit de ne pas aimer aller à l’école ?… Il s’agissait toujours de traiter des questions. Ce qui présuppose que parmi les questions qu’on se pose, certaines sont philosophiques et d’autres non, ce qui est déjà une décision philosophique lourde de conséquences. Surtout du point de vue des petits objets ! Après tout, on peut, comme Leibniz, faire de la philosophie à partir d’une brindille, en se demandant quelle est la raison de sa singularité… Y a-t-il des thèmes, des questions proprement philosophiques ? En tout cas, il y a une histoire de la philosophie. Je me suis donc demandé : pourquoi ne pas parler de Descartes, de Kant, de Socrate à des enfants, d’une façon qui ne serait pas uniquement biographique, de façon à restituer la saveur d’un univers philosophique ? Je dois peut-être cela à mon expérience propre, mais pour moi, le rapport au maître est constitutif de la transmission philosophique. Le couple Socrate-Platon, puis Platon-Aristote, et ainsi de suite, c’est la vraie cellule vivante, le lieu du passage d’une vocation et d’une interrogation, celui d’une expérience essentielle à laquelle les enfants sont extrêmement sensibles. Or cette expérience est le plus souvent complètement mise entre parenthèse dans les pratiques philosophiques avec les enfants.

Le méalin génie de monsieur DescartesD. L. : Alors, comment parler de Descartes aux enfants ?
J. P. M. : Pour moi, il était évident qu’il fallait raconter la philosophie non pas en récitant la biographie des auteurs, mais en partant des fictions que les philosophes eux-mêmes ont produites. Dès Platon, le discours philosophique ne cesse de passer d’une modalité dialectique à une modalité fictionnelle.

D. L. : Les fameux « mythes »…
J. P. M. : Oui. Ces mythes ne sont pas là pour faire joli, pour atténuer la sécheresse de la modalité dialectique. Ils ne sont pas des allégories illustratives, qui seraient alors bien pauvres en concepts. Ils sont le lieu où le philosophe produit ses transcendantaux. En termes kantiens, c’est là que la raison confie à l’imagination le soin de proposer des conjectures. Le mythe de la caverne, chez Platon, est comme un conte : c’est une histoire formidable pour des enfants, et en même temps il leur permet de saisir ce qu’est une théorie de la connaissance. De même, le malin génie, chez Descartes, permet de penser le doute hyperbolique, mais il est aussi la figure d’une histoire qu’on peut raconter. J’ai donc commencé par essayer d’écrire un ou deux récits, que j’ai testés avec des enfants. Puis nous sommes passés à l’illustration.

D. L. : L’identité visuelle de la collection est d’une qualité remarquable…
J. P. M. : Descartes a été notre « numéro zéro ». Je n’avais aucun regard par rapport à l’illustration contemporaine, c’est tout un monde auquel il a fallu qu’on m’initie. J’avais une connaissance qui dessinait bien, je lui ai proposé de s’y mettre, et nous avons appris chemin faisant. Les premiers essais étaient à l’ancienne, très représentatifs… Après avoir péniblement accouché d’un premier titre, et avec l’aide d’une amie qui a un œil très acéré, y compris en matière typographique, nous avons réuni des illustrateurs qui savent que le dessin d’idées consiste à suggérer et à animer plutôt qu’à paraphraser. Aujourd’hui, nous en sommes au vingt-quatrième titre, et nous sommes traduits dans plusieurs langues… Nous avons encore bien des grands noms devant nous : Aristote, Machiavel, Spinoza. Il y a et il y aura aussi des bonheurs d’érudition, des raretés, des inattendus auxquels je tiens, comme Denys l’Aréopagite. Et pourquoi pas Wittgenstein ? Ou Whitehead, un de mes rêves…

D. L. : Vous êtes à la fois auteur et éditeur de la collection. Qu’est-ce qui fait la singularité de l’approche « petits Platons » ?
J. P. M. : Il faut saisir la clef d’entrée qui permettra de recomposer un certain nombre d’intuitions centrales sans tomber dans Socrate sort de l'ombrel’histoire-prétexte, où l’on invente un petit récit pour passer en revue et vaguement mettre en scène un catalogue d’idées. Pour moi, c’est la progression de l’histoire qui doit exprimer le développement du concept. Ce n’est toujours facile d’y arriver. Avec Socrate, qui est déjà une fiction, on n’a pas trop de mal. Il nous a inspiré trois titres : Socrate est amoureux, adapté du Banquet, qui se passe dans sa jeunesse, La mort du divin Socrate, d’après l’Apologie et le Phédon, et Socrate sort de l’ombre, situé après sa mort, qui s’inspire de la République. Étant donné que Platon a une dimension matricielle pour toute la pensée occidentale, j’ai le rêve un peu fou d’adapter l’ensemble des dialogues platoniciens… Nous compléterions notre mini-série Socrate au sein de la collection, tandis que Platon, celui qui l’a fait parler, demeurerait l’innommé, en arrière-plan. Kant est un sujet nettement plus difficile que Socrate. Il est un philosophe quasiment sans fictions… Mais sa vie même en est une : deux grosses biographies publiées assez tôt après sa mort rapportent toutes sortes d’anecdotes significatives, qui ont inspiré à Thomas de Quincey un bel opuscule. J’ai aussi lu La vie sexuelle d’Emmanuel Kant, du célèbre Jean-Baptiste Botul… En fait, la fiction de Kant, c’est la façon dont il avait réglé sa journée, et c’est finalement amusant d’organiser à son tour cet horaire strict en suivant les trois grandes questions que posent les trois Critiques : que puis-je savoir, que dois-je faire, quel est le secret de la beauté…

D. L. : Comment envisagez-vous la suite ?
J. P. M. : Dans l’immédiat, il y a trois choses. À titre personnel, je compte bien continuer à écrire des « petits Platons ». L’exercice consistant à passer du concept à l’imagination est difficile et très salutaire. Sortir de l’abstraction pour mieux la retrouver et l’éclairer, cela demande un certain tact d’écriture. Un philosophe n’en est pas forcément pourvu… Moi-même, j’ai un mal, vous n’imaginez pas ! Le petit Denys m’a pris tout un été. À chaque fois, c’est un arrachement. Ensuite, comme éditeur, mon ambition est de donner la parole à des gens bien plus qualifiés que moi. Nous faisons appel à de vrais spécialistes, soucieux de fidélité à la pensée de l’auteur. J’aime aider ces grands intellectuels à trouver l’approche et le ton justes. Et le troisième point concerne la diffusion de la philosophie dans l’école et hors d’elle. Je n’ai pas oublié quel traumatisme l’institution scolaire a été pour moi. Je ne m’imaginais pas du tout que je travaillerais un jour sur des contenus scolaires. Je m’intéresse d’autant plus, aujourd’hui, aux questions d’éducation. Le fait de pouvoir lire nos livres à mes propres enfants m’a amené à formuler les choses autrement ! De nombreux enseignants nous ont demandé de mettre au point des contenus pédagogiques, d’organiser des rencontres… Nous avons déjà mis en place des actions communes avec différents partenaires, dont l’Odéon. Ce sera l’occasion de montrer, si besoin est, qu’il n’y a rien de plus concret que la philosophie.

Propos recueillis par Daniel Loayza

Newton et les nouveaux mondes
Atelier philosophique avec Salim Mokaddem, philosophe
Samedi 10 Décembre 2016 / 14h30
Odéon 6e / Salon Roger Blin

Catégories : Le foyer : partager les idées

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