La toute première fois de Jean-Luc Lagarce, c’était au Petit-Odéon, en février 1982

C’est Théâtre Ouvert¹ qui lança Jean-Luc Lagarce, en publiant en 1979 dans la collection Tapuscrit (n°9-10) Voyage de Madame Knipper vers la Prusse Orientale conjointement avec Carthage encore. Dès 9-10_tapus_lagarce_voyagel’année suivante Lucien Attoun programme le jeune auteur dans le cadre du Nouveau répertoire Dramatique sur France Culture. Toujours dans le cadre de Théâtre Ouvert, mais au Festival d’Avignon 1981, il est « mis en voix » en public, avec Les Serviteurs, sous la direction de Bérangère Bonvoisin.
Dès lors, presque chaque année Théâtre Ouvert retrouvera Jean-Luc Lagarce, « les Attoun lâchant rarement la proie qu’ils ont ferrés »². Ce sont eux qui annonceront en 1981 la création prochaine de Voyage de Madame Knipper vers la Prusse Orientale « dans un théâtre légendaire de la capitale », création à laquelle ils auront largement œuvré.
La pièce sera présentée sur scène pour la première fois en février 1982, dans une mise en scène de Jean Claude Fall, au Petit-Odéon, la petite salle créée au Théâtre de l’Odéon par Jean-Louis Barrault en 1967 (aujourd’hui transformée en Salon Roger Blin).
L’Odéon est à l’époque sous la tutelle de la Comédie-Française, dont l’administrateur, Jacques Toja, est le directeur de l’Odéon³. Poursuivant le dessein de Jean-Louis Barrault, le Français programmait au Petit-Odéon des auteurs contemporains à découvrir. Après avoir persuadé Jacques Toja de faire jouer le texte, Lucien Attoun se chargea de trouver un metteur en scène et convainquit Jean-Claude Fall, encore dans les travaux du Théâtre de la Bastille dont il venait de prendre la direction.
C’est alors la toute première mise en scène d’un texte de Jean-Luc Lagarce4.

Voyage de Madame Knipper vers la Prusse Orientale s’inspire du périple d’Olga Knipper, comédienne du Théâtre d’Art de Moscou et épouse d’Anton Tchekhov, qui partit chercher avec d’autres comédiens de la troupe le corps de son mari décédé en 1904 à Badenweiler. Cinq personnages en exil profitent d’une halte pour raconter et jouer l’histoire de ce voyage. Leur discours restitue le chaos de la guerre qui précéda la Révolution russe de 1905 et sa sanglante répression.
Deux acteurs de la Comédie-Française sont de l’aventure : Louis Arbessier et Joël Demarty, ainsi que Suzel Goffre, Raymond Jourdan, Rébecca Pauly.
Dans le programme, Jean-Claude Fall écrit :

Qu’en advient-il de ces personnages (réels ou de fiction) lorsque tout est fini et qu’ils se retrouvent « dehors », exclus de l’Histoire, la grande, celle des livres, qui continuera sûrement de s’écrire sans eux ? […] Cette pièce opère, en fait, comme une mise en garde à ceux qui refusent d’observer et de participer au mouvement de l’histoire, qui s’efforcent de croire que ce qui est, l’est depuis toujours et pour toujours. […] Cet aveuglement n’est-il pas déjà le lot de la civilisation occidentale ? Ne croit-elle pas qu’elle seule, et de toute éternité, écrit l’histoire de ce monde ?

Une certaine critique, de droite en particulier, voit dans la pièce « la justification de tous les holocaustes » (Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro), quand Michel Cornot, critique du Monde, voit les débuts d’un auteur :

Jean-Luc Lagarce est jeune, vingt-quatre ans, il a laissé dans son texte quelques facilités, quelques effets d’écriture. Ce n’est rien… [Il] a évité les commentaires inutiles sur les retournements de l’histoire : il a été plus subtil, il est allé mettre le nez dans les intermittences que l’histoire foule à peine. […] C’est très beau, d’une grande richesse de notations fugitives.

Jean-Luc Lagarce ne cessera plus d’écrire, et à plein temps : du théâtre avant tout, un roman qu’il commence en 1982, son Journal, une volumineuse correspondance…


¹ Théâtre Ouvert : structure créée par par Lucien et Micheline Attoun en 1971, dans le but de promouvoir et diffuser des textes contemporains d’auteurs vivants francophones. Devenu en 2011 Centre National des Dramaturgies Contemporaines, il est dirigé depuis 2014 par Caroline Marcilhac, qui succède aux fondateurs, Micheline et Lucien Attoun.

² l’expression est du journaliste Jean-Pierre Thibaudat. À lire : sa biographie Le roman de Jean-Luc Lagarce (paru aux Solitaires Intempestifs)

³ décret du 31 janvier 1978 : Le Théâtre National de l’Odéon est administré par un directeur. Ce directeur est l’Administrateur de la Comédie-Française.

4en dehors du cadre de jeu de la troupe de La Roulotte, créée en 1977 avec les camarades rencontrés au Conservatoire de Besançon.

Les Idoles
un spectacle de Christophe Honoré

11 janvier – 1er février 2018 / Odéon 6e