«Notre seule possibilité de réalisation et de vie, c’est le sexe»

Esclaves dans le travail d’organisations incompréhensibles, notre seule possibilité de réalisation et de vie, c’est le sexe (Encore s’agit-il seulement de ceux à qui le sexe est permis, de ceux pour qui le sexe est possible), déclare Bruno dans Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq.

Michel : Bien des années plus tard, à mesure que ses érections devenaient plus difficiles et plus brèves, Bruno se laissait gagner par une détente attristée. L’objectif principal de sa vie avait été sexuel ; il n’était plus possible d’en changer, il le savait maintenant. En cela, Bruno était représentatif de son époque.
(extrait des Particules élémentaires, adaptation de Julien Gosselin)

“Le sexe est partout dans l’œuvre de l’écrivain français Michel Houellebecq. On peut même dire que l’ensemble de ses romans se livre à une réflexion sur la sexualité à l’ère des médias. Ses personnages subissent durement leur influence et souffrent de ne pouvoir correspondre, pour réussir sexuellement, aux paramètres dominants. D’une certaine manière, ce sont tous des ratés amoureux, à cause de leurs échecs sexuels, de leur manque d’atouts pour concurrencer leurs rivaux sur le marché du sexe et de l’amour. Extension du domaine de la lutte (1994) commence ainsi avec un strip-tease raté. La fille était laide.
D’ailleurs, ce livre réinvente ou reprend à sa façon le roman à thèse, en soutenant que le sexe est un système de hiérarchisation sociale. Pour «avoir du sexe», il faut avoir pour soi le prestige, la jeunesse, la beauté, la richesse ou toute autre forme susceptible de créer l’attirance. Le contraire, c’est la faim. Et la fin. Il y a les sans-sexe comme il y a les sans domicile fixe. C’est une question de «capital». En ce sens, Michel Houellebecq, même s’il n’a pas l’habitude de le dire ou de l’avouer, fait écho aux idées de Pierre Bourdieu.
Les figures qu’il crée vivent dans une errance urbaine, épuisées par la publicité, le culte du bonheur à tout prix et de la performance sexuelle, en quête de ce qu’elles ne peuvent pas avoir. Le sexe, paradoxalement, est juste à portée de la main. Mais c’est le sexe en tant que marchandise, trouvable en certaines zones de la ville, par téléphone ou virtuel. L’auteur croise, sans avoir conscience (ou sans l’expliciter ?), Guy Debord et Pierre Bourdieu : dans la société du spectacle, où tout est marchandise, il n’y a pas de sexe conquérant pour ceux qui n’ont pas de «capital» pour se payer une séduction – ou juste un petit peu d’argent de poche pour des commandes bon marché.

[…] Le sexe qui en vaut la peine n’est pas pour tout le monde. Dans Extension du domaine de la lutte, le narrateur n’essaie même pas. Il sait que les minettes ne sont pas pour lui. Il peut être accusé de pessimisme, d’inaction et d’un comportement dépressif. Son collègue Tisserand, au contraire, se jette à l’eau en permanence. Il veut les belles filles, celles qui sont conformes aux standards médiatiques. Il échoue toujours. Le message est clair : arrêtons de psychologiser, il s’agit bel et bien d’une question de société, sociologique. Pour Houellebecq, le comble de la perversité du système consiste en ce qu’il fixe des objectifs inatteignables, poursuivis inlassablement, tout en faisant par ailleurs culpabiliser les individus de ne pas y arriver, comme si c’était uniquement de leur faute.

[…] Il est peut-être possible d’universaliser la thèse de Houellebecq : le sexe devient un système de hiérarchie sociale partout où règnent les lois du marché dans la phase hypermoderne de la concurrence entre les hommes, eux-mêmes convertis en marchandises et soumis au régime de l’offre et de la demande. Il est possible que Houellebecq exagère, caricature, grossisse les traits, mais de cette façon, il met l’accent sur une nouvelle réalité : la sexualité comme base de l’organisation des sociétés complexes. Un nouveau partage social. Un nouvel apartheid. Une nouvelle source de souffrance. Le désir avouable et stimulé comme marque d’une impuissance inavouable, pourtant visible, et même impossible à dissimuler. Enfin, le manque d’amour-propre gonflé par l’impossibilité d’être aimé en raison du manque d’atouts sexuels.”

Extrait de : Sexualité médiatique chez Michel Houellebecq
par Juremir Machado da Silva
Hermès, La Revue. Sexualités, 2014/2 (n° 69)

Juremir Machado da Silva est docteur en sociologie de la Sorbonne Paris 5, professeur à la Pontifícia Universidade Católica do Rio Grande do Sul, au Brésil, et traducteur d’Extension du domaine de la lutte (Extensão do domínio da luta, Sulina, 2002) et Les Particules élémentaires (Partículas elementares, Sulina, 1999).